Nos petits fonds marins, nurserie de la mer
Marseille - Cassis - La Ciotat
Contrairement à la terre que les hommes façonnent depuis des milliers d’années, la mer est restée sauvage. Partir à sa découverte, c’est un peu comme explorer l’espace. Il y a la sensation d’apesanteur, l’étrangeté de ses habitants, et puis ce saisissant big bang qui part de nos côtes: la vie qui surgit et qui foisonne dans une explosion de formes et de couleurs.
Avec le printemps, une certaine frénésie semble s’être emparée des petits fonds marins. Sur le bord de mer, à quelques mètres sous la surface, les poissons ont troqué leur tenue de camouflage contre un habit coloré. Au diable la discrétion, la saison des amours a commencé.
Sur les rochers, les triptérygions mâles exposent la magnificence de leurs manteaux dorés. Les flamboyantes girelles royales poursuivent les femelles dans une danse survoltée. Les crénilabres vont et viennent, la bouche pleine de petites algues, pour bâtir les nids qui abriteront leurs œufs. Bientôt, chaque recoin, chaque faille, chaque herbier de posidonie deviendra un abri pour les nouveaux-nés de la Méditerranée. « Les petits fonds marins sont la nurserie de la mer, explique Sandrine Ruitton, chercheuse à l’Institut Méditerranéen d’Océanologie de Marseille. Tous les juvéniles des espèces côtières s’y retrouvent et y grandissent. Les populations adultes de poissons dépendent directement de la qualité de cet habitat ». Certaines espèces resteront dans les petits fonds, d’autres gagneront la pleine eau et les grands fonds, répartissant ainsi la vie à tous les étages de la mer.
Des Calanques propices à la vie
La vie des animaux marins de nos côtes commence ici, tout près de nous, dans les premiers mètres sous la surface de la mer - là où nous aimons tant nous baigner. Et dans le Parc national des Calanques, le peuple des petits fonds bénéficie d’une situation particulière, propice au développement de la vie.
Les Calanques ont été sculptées et creusées par le ruissellement des eaux de pluie et la puissance des torrents, à une époque où le rivage marin se trouvait à des dizaines de kilomètres. A la fin de l’ère glaciaire, le niveau de la mer est remonté, venant noyer le pied des falaises de calcaire et de poudingue pour former le paysage que nous connaissons aujourd’hui. “Le paysage sous-marin est à l’image de ce que nous voyons à la surface : des tombants, des failles, des anfractuosités et de nombreuses grottes peu profondes. Ils offrent une grande variété d’habitats à une faune et une flore diversifiée. C’est aussi une zone où la production de plancton est très importante, grâce à la proximité du canyon de la Cassidaigne”, poursuit la chercheuse. A chaque coup de mistral, l’eau froide des très grands fonds remonte à la surface, apportant avec elle les nutriments nécessaires au développement de la vie. Le plancton, situé à la base de la chaîne alimentaire, prolifère et vient nourrir toute la biodiversité de nos petits fonds, qui rayonne ensuite sur la mer et le littoral.
Pour la posidonie aussi, ce printemps 2016 sera peut-être celui de nouvelles naissances. Cette plante à fleur marine, qui peut vivre plusieurs millénaires, ne se reproduit que tous les 4 à 5 ans. « Il y a eu une floraison l’année dernière, ce qui signifie que nous aurons des fruits cette année, en mai ou en juin, s’enthousiasme Sandrine Ruitton. On les voit flotter à la surface pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que leur enveloppe se désintègre et que les olives coulent ». Si le fruit tombe sur un substrat adéquat baigné de soleil, un nouvel herbier pourrait naître – une chance pour notre littoral, qui voit la taille de ses prairies sous-marines diminuer depuis plus d’un siècle.
La posidonie est un écosystème pivot de la Méditerranée. Elle produit l’oxygène que nous respirons et retient le carbone que nous produisons. « Le CO2 est piégé à jamais dans les racines imputrescibles de la plante, explique la chercheuse. Par exemple, on estime que 30% des émissions de CO2 produites aux Baléares sont absorbées par l’herbier qui entoure l’archipel ».
Pour la faune marine, la posidonie forme une forêt dense offrant le gîte et le couvert. Ses feuilles en ruban sont couvertes d’épiphytes et de petits crustacés dont se nourrissent les poissons. Certains animaux vivent en permanence dans les herbiers et s’y confondent, comme les sublets qui en ont pris la couleur. D’autres n’y viennent que pour se nourrir, avant de regagner les fonds rocheux ou les plaines sableuses. « Les écosystèmes ne sont pas fermés, il y a des flux de matière en permanence entre les différents habitats, la plage et le large » constate Sandrine Ruitton.
Dans ces flux de matières circulent aussi nos déchets et nos pollutions. Pour la chercheuse, « l’impact de la métropole sur nos fonds marins n’est pas négligeable. Nous avons des apports de polluants liés aux émissaires des stations d’épurations, à l’embouchure du Rhône, et aux déchets que les gens jettent dans la rue et sur les plages. L’ancrage à répétition des bateaux abime les habitats, en particulier la posidonie, et des études ont montré que la pêche de loisir prélève autant, sinon plus, que la pêche professionnelle ».
Si l’état écologique de nos petits fonds n’est pas idéal, ce milieu reste néanmoins d’une grande richesse. Les chercheurs s’accordent à dire que la situation s’est nettement améliorée durant ces vingt dernières années, grâce aux efforts fait pour traiter les eaux usées et limiter les rejets industriels. « Nous avons des solutions qui ne nécessitent pas de mettre la nature sous cloche, affirme Sandrine Ruitton. Nous pouvons réduire la pollution à la source et aider les habitats à se restaurer grâce aux aires marines protégées. La nature est résiliente si on la laisse faire, elle a juste besoin d’un coup de pouce ».
Ce coup de pouce, le Parc national des Calanques l’a donné en mettant en place des mesures de protection et des zones de non prélèvement (ZPN). Et pour de nombreux plongeurs, « l’effet réserve » se fait déjà sentir. Dans les clubs, il se dit qu’il n’y a jamais eu autant de poissons sur certains sites depuis longtemps, et que les mérous font leur grand retour. Le bon état écologique des réserves marines voisines protégées depuis plus de 40 ans, comme celle de la Côte Bleue ou de Port-Cros dans le Var, laisse espérer une nette amélioration de la situation sur nos côtes. Pour Sandrine Ruitton, « le Parc national des Calanques est un site idéal pour la restauration d’habitats qualitatifs. Il bénéficie de paysages sous-marins variés, et d’une eau enrichie par les courants froids des canyons. Je suis certaine qu’on va observer une restauration des habitats et une modification du comportement des poissons dans quelques années ».
En découvrant nos petits fonds marins, nous avons pris conscience de leur richesse exceptionnelle et du rôle fondamental qu’ils jouent. Nous avons la chance de vivre aux portes de cet univers magique, de pouvoir devenir des acteurs de sa protection, et d’être les témoins de sa renaissance.
Cette année, le Parc national des Calanques a mis en place une charte de la plongée, rappelant les règles de bon sens essentielles à la préservation du milieu marin :
- utiliser en priorité les dispositifs écologiques d’amarrage afin de réduire la pression d’ancrage sur les habitats marins sensibles
- en cas de mouillage forain, ancrer son embarcation sur des fonds sableux (en évitant absolument les herbiers de posidonie et le coralligène) et remonter le dispositif d’ancrage à l’aplomb
- limiter au maximum tout contact physique avec le substrat et les espèces
- éviter les passages répétés et prolongés dans les grottes et surplombs
- ne pas manipuler, déplacer ou remonter les espèces animales et végétales
- réduire, trier et ramener ses déchets à terre
- rester à distance règlementaire des pêcheurs et de tout engin de pêche
Au pied des falaises Soubeyranes, dans l’eau cristalline qui enveloppe les rochers immergés, le peuple des petits fonds est baigné de soleil. La lumière dorée du couchant révèle leur beauté, souvent insoupçonnée. A Cassis, on pourrait même parler de feux d’artifice de formes et de couleurs...
Dans ce petit monde extraterrestre, l’extravagance est de mise : certains animaux, comme les blennies, les serrans ou les doris, arborent fièrement leurs couleurs vives, à faire pâlir leurs cousins des tropiques. Plus modestes, les bernards-l’ermite cachent leurs parures colorées sous leurs coquilles empruntées. D’autres misent tout sur l’apparence : ronds et piquants pour les oursins, lisses et plats pour les rombous, rugueux comme de la pierre pour les rascasses. Les poulpes et les seiches usent des deux artifices, modifiant leur couleur et leur texture en fonction du décor.
Et que dire de tous ces animaux qui passent leur vie fixée, sans jamais se déplacer ? Ils n’en ont pas besoin, la nourriture vient à eux, servie par les courants marins. Ainsi, les anémones, les gorgones, les ascidies, les spirographes, les coraux ou les éponges filtrent les nutriments contenus dans l’eau. Et si leur immobilité nous rappelle les arbres, il n’en est rien. Ces êtres vivants appartiennent bien au règne animal.
Les habitants des petits fonds marins ne sont ni grands, ni exotiques. Ils ne nous fascinent pas autant que les baleines et les dauphins qui fréquentent la fosse de la Cassidaigne. La plupart du temps, on ne les remarque même pas. Pourtant, ils ont de merveilleux leur apparence, leur intelligence, leur proximité. Ils vivent ici, à portée de regard d’un simple nageur portant un masque et un tuba. Ce petit peuple des mers est la promesse de petites et de grandes aventures à venir, juste là, sous la surface, aux portes de nos villes.
Du soleil, il ne reste que quelques rayons orangés derrière l’horizon. La nuit a déjà commencé à manger le ciel, encore bleu derrière la « Tête de Chien » qui orne la calanque de Figuerolles, à La Ciotat. Posé sur un rocher, un cormoran nous regarde disparaître sous l’eau derrière un rideau de bulle. Nous marquons notre position au compas et allumons nos torches. Notre plongée de nuit peut commencer.
Au crépuscule, une grande activité règne dans les petits fonds : les animaux diurnes se mettent à l’abri pour la nuit, tandis que les animaux nocturnes se préparent à sortir. A – 1 mètre, nous croisons un lièvre de mer sur un rocher, balloté par le courant qui fait onduler sa robe rouge. Au-dessus de la plaine sableuse, une petite seiche curieuse s’approche de nous, détaillant notre équipement pendant de longues minutes. Nous nous laissons émerveiller par les couleurs qui défilent sur sa peau et la finesse de sa nageoire transparente. Lorsqu’elle s’éloigne enfin, la plupart des poissons ont disparu, enfouis dans le sable ou cachés contre les rochers.
Au-dessus de nous, les premières étoiles apparaissent dans un ciel mouvant. C’est fantasmagorique. Des ténèbres surgissent alors les grands prédateurs, et la calanque devient savane. Les murènes partent en chasse le long des parois rocheuses. Un étrange poulpe à long bras fouille le sable à la recherche d’une proie. Sous les assauts d’une petite rascasse, un banc d’athérines s’égaille et s’éparpille. Les mendoles, indifférentes, laissent entrevoir les arabesques bleues qui marquent leurs corps. Plus loin, nous nous laissons envouter par les ondulations de lumière qui parcourent le corps de petits cténaires. Soudain, une flèche colorée transperce la nuit qui nous enveloppe. Nous découvrons dans le halo de notre phare un calamar aux couleurs chatoyantes, maintenant fermement entre ses tentacules le sar qu’il vient de capturer.
Pour nous, nul danger, mais pour les poissons - peut-être endormis, peut-être terrifiés- c’est une longue danse avec la mort qui se joue... Une danse ensorcelante qui se répète nuit après nuit, depuis l’aube du monde.
Conception et réalisation
Mégane Chêne & Florian Launette -Tous droits réservés- 2016